CHAPITRE IX

L’interminable colonne progressait avec une lenteur désespérante dans le cœur du désert d’herbe.

Il n’avait pas été possible d’entasser les vingt-cinq mille membres de l’expédition dans les trains de chariots. Cinq d’entre eux servaient à transporter les personnes âgées, les femmes enceintes et les enfants, les quinze autres à charroyer les tentes de voyage, les conteneurs de vivres et d’eau, les ballots de vêtements, les couvertures, les ustensiles de cuisine, le bois et les armes.

Les Banjans avaient accepté sans rechigner de mettre leurs véhicules à la disposition des fils de l’Arcanoa et marchaient en queue de convoi. Des hommes, des femmes et des adolescents se relayaient sur les échines des trois mille jewaux qui provenaient de toutes les tribus. De même, le bétail, essentiellement composé de bufs et de caprires à cornes, avait été regroupé sans distinction d’appartenance et avançait entre deux trains de chariots sous la surveillance des gardiens de troupeau.

Les somptueuses chevelures des femmes elsuris, qui avaient jeté leur voile, flottaient au vent comme autant d’étendards de leur indépendance reconquise. Si leur époux, leur père ou leur fils leur jetaient encore des regards furibonds, ils n’osaient plus leur en faire le reproche de vive voix. Ils savaient que rien ne serait plus comme avant, que les valeurs qu’ils avaient défendues avec tant d’acharnement n’auraient plus cours dans le monde nouveau. Ils tentaient donc de s’accoutumer le plus rapidement possible aux cheveux dénoués de leurs femmes, au vent d’ivresse et de liberté qui soufflait sur les anciens damnés du vaisseau-mère.

Un vent qui poussait également les membres des différentes tribus à fraterniser. Elsuris et Sangerlois, par exemple, qu’une rivalité ancestrale opposait depuis des lustres, marchaient côte à côte et conversaient à bâtons rompus, suivant en cela l’exemple donné par Ofry et Eldila, qui se tenaient tous les deux en tête de convoi en compagnie de l’enfant à la main d’homme.

Les Sangerlois avaient décoré le chenilleur de tête avec les tapis et les festons récupérés sur l’estrade qui, la veille, avait accueilli Mospha Abn Arb et les membres de son gouvernement. Les délégués des sept tribus y avaient installé Rohel sans lui demander son avis, parce qu’il était hors de question que le Messie traverse le désert à pied comme la plus humble de ses ouailles. Ils avaient également insisté pour qu’Ofry et Eldila, dont l’amour et la jeunesse symbolisaient l’avènement des jours nouveaux, prennent place à ses côtés. De temps à autre, Ofry enfourchait l’étalon noir attaché à la poignée de la portière et laissé à son entière disposition pour s’offrir le plaisir d’une chevauchée. Les moteurs des chenilleurs tournaient au ralenti mais leur grondement parvenait à couvrir les cris, les pleurs, les rires et les murmures de l’immense cortège. L’horizon n’offrait aucune autre perspective que l’ondoiement monotone des dunes recouvertes d’une herbe de plus en plus rêche et dense.

Une chaleur lourde, âpre, avait peu à peu supplanté la fraîcheur de l’aube. L’Arcanoa n’était plus qu’une forme lointaine, anonyme. Les sept étoiles alignées dardaient leurs rayons incendiaires sur les collines environnantes. Les gorges se faisaient sèches et les marcheurs évitaient désormais de parler. Contrairement aux descendants des sept premiers fils, les Banjans ne souffraient ni de la fatigue ni de la canicule. Leur allure était toujours aussi aérienne. Ils semblaient ne pas se poser sur l’herbe, mais l’effleurer avec la légèreté du vent. Si les tribus de l’Arcanoa avaient facilement aboli les barrières artificielles dans lesquelles elles avaient été jusqu’alors confinées – elles étaient originaires du même monde, parlaient la même langue, avaient vécu côte à côte pendant plus de vingt siècles –, elles restaient emplies de méfiance envers les Banjans, dont l’évolution avait été radicalement différente de la leur. Il ne leur était guère facile de sympathiser avec des êtres qui n’avaient pas le même mode de communication et dont les interventions mentales s’apparentaient à une profanation de l’esprit. Même si elles n’avaient guère eu le choix, elles avaient accepté de partager l’enfant à la main d’homme, le Messie, avec ces êtres fantomatiques, la seule concession qu’elles condescendaient à leur accorder.

Des groupes d’hommes, composés de Sangerlois, de Wataris et de Jerkilliens, se lancèrent dans des chasses aux phayères, de plus en plus nombreux à mesure que la colonne s’enfonçait dans le désert. Non pas qu’ils craignissent de manquer de viande fraîche, car le bétail était suffisamment abondant pour nourrir vingt-cinq mille bouches pendant plus d’un mois, mais ils avaient envie de prendre un peu d’exercice, de rompre le rythme monotone, lancinant, de l’expédition. Ils abandonnèrent les dépouilles des quelques bêtes qu’ils parvinrent à forcer et sur lesquelles ils prélevèrent des morceaux de prédilection comme la langue, le cœur ou le foie.

Rohel se rendait compte que ses moindres désirs, ses moindres paroles étaient désormais interprétés comme des ordres, comme des lois. Les descendants des sept premiers fils et des membres de l’équipage lui abandonnaient toute initiative, comme s’ils refusaient d’endosser la responsabilité d’un éventuel échec. Après tout, rien ne les obligeait à quitter leurs habitudes, leurs certitudes. Ils s’étaient ménagé une existence relativement confortable à l’ombre protectrice du vaisseau-mère ou sur la grève du lac souterrain. Plus ils s’éloignaient de leur cité de toile ou de cristal, plus l’inquiétude se substituait à l’enthousiasme du départ. Le paysage, d’une uniformité lugubre, n’offrait aucun abri où se réfugier en cas d’attaque des hordes de Maer. À posteriori, la volonté hégémonique de Mospha Abn Arb leur paraissait plus rassurante que la perspective de passer des nuits glaciales dans le cœur désolé du désert.

Il se trouva d’ailleurs, à la tombée du crépuscule, au moment d’établir le campement, quelques familles des sept tribus qui préférèrent renoncer au voyage et regagner l’Arcanoa où étaient restés, outre Mospha Abn Arb et quelques-uns de ses anciens alliés, des vieillards qui n’avaient pas souhaité quitter les douars. Elles récupérèrent leurs effets mais se heurtèrent aux gardiens des troupeaux lorsqu’elles voulurent reprendre les bufs ou les caprires qui leur appartenaient. Elles décidèrent de soumettre l’affaire à l’arbitrage du Messie.

— Nous souhaitons rentrer chez nous, dit un Blanicien. Il est juste que nous récupérions les deux bufs que la collectivité nous a confisqués !

Assis sur la banquette arrière du chenilleur, Rohel observa la centaine de personnes qui se pressaient autour de lui. S’ils étaient déjà cent à vouloir déserter le premier soir, combien seraient-ils les jours suivants ? Les deux conducteurs banjans observaient la scène avec incrédulité, déconcertés par le comportement des descendants des sept premiers fils de l’Arcanoa. Quand ils n’étaient pas animés par la haine, ils se montraient veules et cupides. Comment était-il possible de reconnaître le Messie, de prétendre le suivre jusqu’à la grande faille de vide et de déguerpir le premier soir venu ?

— Eh bien, reprends tes bufs et fiche le camp ! siffla Ofry. Les lâches n’ont pas leur place parmi nous !

D’un geste péremptoire de la main, Rohel lui imposa le silence. Répondre à la peur par la colère aurait pour seul effet d’envenimer les choses. Il fallait, tout en gardant son sang-froid, trouver un moyen radical de juguler l’hémorragie. S’il les laissait partir, la peur gangrènerait bientôt tous les cœurs et il lui serait impossible de les contrôler. Ils se retourneraient contre lui et le brûleraient avec la même ferveur qu’ils l’auraient adoré. Ils ressentaient le besoin inconscient de se sentir protégés comme des enfants réfugiés dans le giron à la fois aimant et autoritaire de leurs parents. C’était à lui de montrer qu’ils avaient eu raison de le choisir pour guide. Il appliqua point par point les techniques de manipulation des masses apprises lors de sa formation d’agent du Jahad.

— Personne ne reprendra ses animaux pour la bonne et simple raison que personne ne rebroussera chemin.

Le contraste saisissant entre la dureté coupante de sa voix et la rondeur enfantine de ses traits les prit au dépourvu. Eldila leva sur lui des yeux étonnés.

— Vous êtes comme les soldats d’une armée en campagne, poursuivit-il, et à partir de ce jour, tous ceux qui exprimeront le désir de déserter seront punis de mort.

Il se tut pour bien laisser à leur esprit le temps de s’imprégner de ses paroles.

— Mais nous… nous ne voulons pas rester dans le désert, bredouilla le Blanicien au bout de quelques secondes d’un insoutenable silence.

Rohel se leva et le fixa d’un air aussi menaçant que le lui permettait son visage d’enfant.

— En ce cas, tu seras exécuté le premier.

Un voile de pâleur glissa sur le visage plat du Blanicien. Les autres esquissèrent un pas de recul, comme s’ils se désolidarisaient brusquement d’un allié devenu encombrant.

— Nous serons massacrés par les hordes sauvages, gémit une voix anonyme.

— C’est en restant groupés que nous nous en sortirons, répliqua Rohel. L’isolement est synonyme de danger. Retirez-vous maintenant et allez reprendre des forces. Une rude journée nous attend demain.

Le ton n’admettait pas de réplique. Ils se dispersèrent en silence dans le campement. Rohel se tourna alors vers Ofry :

— Demain, tu recruteras des hommes parmi les anciens soldats et tu prendras leur tête, dit-il. Vous aurez priorité sur les jewaux et vous vous chargerez de surveiller la colonne. Vous ne ferez preuve d’aucune mansuétude envers les fuyards.

— Tu te montres encore plus dur que Mospha Abn Arb ! lâcha Ofry entre ses lèvres serrées.

— C’est dans l’intérêt général, répliqua calmement Rohel. Ils ont perdu leurs habituels points de repère et nous avons le devoir de leur en proposer de nouveaux. Est-ce que tu sais quelque chose au sujet des hordes de Maer ? Leur nombre ? Leurs techniques d’assaut ? Leurs armes ?

Le Sangerlois secoua lentement la tête.

— Nous n’en avons jamais rencontré, murmura-t-il. Seules les légendes en parlent.

— Et que disent les légendes ?

— Que ce sont des créatures plus proches de la bête que de l’homme et qu’elles sont assoiffées de sang.

— Elles ne sont peut-être que des illusions, des créations de l’inconscient collectif.

— Elles existent ! intervint Eldila. Je le sens, je le sais.

Et son regard agrandi par la peur erra sur les collines saupoudrées de la rouille du crépuscule.

Après avoir monté les tentes légères, les fils de l’Arcanoa allumèrent des feux avec les réserves de bois dont ils avaient rempli les chariots, égorgèrent des bufs et des caprires qu’ils dépecèrent et répartirent entre les familles. Des odeurs de viande grillée se répandirent dans la nuit naissante.

Rohel prit son repas avec Eldila, Ofry et leurs familles respectives. Tandis que Moram Salem, l’air sombre, se tenait légèrement à l’écart, les quatre mères de la jeune femme bavardaient avec dame Melzine et les plus jeunes enfants jouaient autour du foyer.

Les deux conducteurs du chenilleur avaient rejoint les leurs à l’autre extrémité du campement. Les Banjans n’avaient pas allumé de feu. L’odeur du bois brûlé et de la viande grillée les suffoquait et leur répugnait à la fois. Assis dans l’herbe, ils mâchaient lentement leurs algues séchées, s’interrompant de temps à autre pour s’abreuver de l’eau phosphorescente du lac souterrain, une eau que les Wataris avaient surnommée, avec le sens de l’image qui les caractérisait, la « lumière à boire ».

Éclairé par les braises vives qui empourpraient ses longs cheveux gris, le seigneur Andry jetait des regards intrigués sur Rohel. Il finit par lui poser la question qui lui brûlait les lèvres.

— Comment a été exterminé le Peuple Originel ?

— Par des êtres venus des trous noirs, répondit Rohel. Les adversaires les plus redoutables qu’aient jamais eu à combattre les humanités dispersées.

Il laissa passer un petit moment de silence puis ajouta d’un ton rêveur :

— C’est à Antiter qu’est votre vraie place. Avec les Banjans, vous pourriez redonner vie à la planète, fonder une nouvelle civilisation.

— Nous n’avons ni vaisseau ni équipage pour faire le trajet dans l’autre sens, soupira Andry.

Au moment même où le seigneur de Saint-Gerl prononçait ces mots, Rohel eut l’intuition que les sept premiers fils de l’Arcanoa ne lui avaient révélé qu’une partie de leurs secrets.

*

Les feux s’étaient peu à peu éteints et la nuit tendait de nouveau son velours étoilé sur le désert. Les groupes de surveillance, disposés à intervalles réguliers à quelques kilomètres de l’immense campement, avaient dépêché des capitaines messagers à destination de l’Alarch. Chevauchant des phayères domestiques, il ne leur fallut que quelques heures pour parcourir les cent cinquante kilomètres qui les séparaient de la cité de métal.

Ils sautèrent de leur monture, s’engouffrèrent en courant dans le poste de sécurité, informèrent brièvement les gardes de faction et déclenchèrent l’alarme générale.

Une heure plus tard, alors que les premières lueurs de l’aube ourlaient les sommets arrondis des collines, la population entière de l’Alarch, environ dix mille personnes, s’était rassemblée devant l’énorme bâtiment de fer. Les rayons de lumière qui tombaient des innombrables lucarnes transperçaient les ténèbres à l’agonie.

Le conseil des sept commandants de bord avait pris place sur le balcon qui dominait la place des assemblées. Assis sur des sièges encastrés dans la paroi métallique, ils s’étaient revêtus à la hâte de leur tenue officielle, d’amples toges brodées d’un liseré pourpre et qui symbolisaient les sept couleurs de l’arc-en-ciel du mythe originel. Le conseil, formé des sept personnes les plus âgées de l’Alarch, était composé de quatre femmes et trois hommes, mais il n’était guère facile de les différencier aux lueurs diffuses des lucarnes. Qu’ils fussent d’un sexe ou de l’autre, leurs longs cheveux gris encadraient un visage flétri, sillonné de rides, et, comme de surcroît les hommes ne portaient pas de barbe et que les drapés savants des toges dissimulaient la poitrine des femmes, leurs silhouettes étaient toutes identiques, comme les reflets septuplés d’un exemplaire unique.

Zereya, la doyenne, laissa errer son regard sur l’assistance. Alignés devant le balcon, vêtus des calliges traditionnelles de combat, des pans d’étoffe enroulés à la taille qui laissaient le torse et les jambes nus, les six capitaines messagers étaient armés de courts glaives métalliques dont les fourreaux de cuir leur battaient l’arrière des cuisses. Les femmes portaient pour la plupart des robes longues, parfois fendues sur le côté jusqu’en haut de la hanche, les hommes des calliges domestiques – plus longues que les calliges militaires, moins faciles à retirer également – ou des toges grises. Les enfants déambulaient quant à eux entièrement nus ou parés de simples pagnes de tissu.

— Combien sont-ils ? demanda Zereya qui, en tant que doyenne du conseil, était la seule habilitée à parler en public.

— Plus de vingt mille, Révérente, répondit un capitaine messager.

Un murmure effrayé parcourut l’assemblée.

— À combien de jours de marche sont-ils de l’Alarch ?

— À l’allure où ils progressent, entre dix et quinze jours.

Zereya consulta du regard les six autres commandants, puis écarta les bras et déclara d’une voix forte :

— Ainsi sont venus les temps de la guerre. Les hordes du bord du désert se sont mises en route en direction de l’Alarch pour tenter de nous exterminer.

— Nous sommes prêts ! rugit un messager capitaine. Nous les combattrons et nous les vaincrons ! Nous sommes les fils d’Al-J Maer !

Des clameurs s’échappèrent des dix mille poitrines de l’assistance et s’envolèrent vers le ciel de plus en plus pâle. Ils avaient de tous temps préparé cet affrontement contre les forces du mal qui vivaient aux portes du désert d’herbe. Hommes, femmes, enfants, ils consacraient une heure par jour, sous la supervision des capitaines, au maniement des armes et aux manœuvres militaires. Ils savaient tous se servir du glaive court, de l’hast à longue pointe, de la masse d’armes, ils avaient tous appris à parer les coups avec les boucliers longs et incurvés, à dégrafer leur callige de combat pour la lancer entre les jambes de l’adversaire. Ils entraînaient leur corps à la course, organisaient des tournois de lutte auxquels chacun participait (y compris les femmes enceintes), se sustentaient d’une nourriture frugale, composée essentiellement de légumineuses, de céréales et de morceaux de viande de phayère. Ils avaient prohibé l’usage des vêtements chauds lors de la saison froide pour ne pas succomber à la tentation de la mollesse. Les mères accouchaient seules près d’une source glacée dans l’eau de laquelle elles plongeaient les nouveau-nés pour éprouver leur résistance. On se servait des faibles, malades et estropiés, pour apprendre aux enfants à achever un adversaire à coups de pierre ou de couteau lors des exercices de simulation de combat. Chaque homme devait trois ans de sa vie au corps de sentinelles et de messagers chargé de surveiller le désert, chaque femme se dédiait pendant deux ans à l’entretien de l’Alarch, et en particulier des canons à propagation lumineuse. Cette vie rude, ascétique, était le prix à payer pour la protection de la magnifique cité de métal que le commandant Al-J Maer avait léguée à leurs ancêtres.

Les légendes qui couraient sur le compte des créatures qui avaient élu domicile aux portes du désert étaient toutes plus effrayantes les unes que les autres : tantôt elles les décrivaient comme des bêtes sauvages et hurlantes à la crinière blanche et à la peau noire, tantôt comme d’horribles gnomes de l’espace, tantôt comme des démons aux cheveux de feu et aux yeux de glace.

Jamais les capitaines éclaireurs n’avaient poussé la témérité jusqu’à s’aventurer près de l’orée pour voir si la réalité correspondait à la légende, si bien qu’on ignorait totalement sous quelle forme se présenterait l’ennemi.

— Sont-ils aussi hideux que le prétendent les récits des anciens ? demanda Zereya.

— Nous l’ignorons, Révérente, répondit un messager capitaine. Nous ne nous sommes pas approchés assez près pour les observer. Nous savons seulement qu’ils disposent de chariots qui ne requièrent aucune traction animale mais qui produisent un épouvantable vacarme.

L’ancienne hocha la tête d’un air grave et fit un signe de la main. Une dizaine de mètres au-dessus du balcon, une silhouette blanche s’avança sur la plate-forme d’Al-J Maer où se dressait l’autel des prônes. Des volutes de fumée s’élevaient de sept brûle-encens et embaumaient l’air vif du petit matin.

Un silence profond se substitua aux murmures de la foule. Auréolée de l’or de ses cheveux, la prêtresse sortit un petit boîtier noir d’un repli de sa robe et pressa quelques touches du minuscule clavier. Dans un imperceptible grésillement, un rayon de lumière bleue jaillit d’un œil de projection du boîtier, enfla rapidement et se transforma en une sphère scintillante de plus de cinq mètres de diamètre qui engloba l’autel et l’officiante.

Des émulsions lumineuses dansèrent pendant quelques secondes à l’intérieur de la bulle avant de se rassembler et de dessiner les contours d’une image de plus de quatre mètres de hauteur. Bientôt apparut la silhouette holographique et familière d’Al-J Maer, le commandant fondateur de l’Alarch. À chaque assemblée, il venait du fond des âges pour assurer les siens de son éternel soutien.

Les habitants de l’Alarch connaissaient par cœur les paroles qu’il allait prononcer, mais ils les recevaient toujours avec autant de ferveur. L’allure noble, les cheveux gris, les traits altiers et la voix grave de ce géant de lumière les plongeaient dans une extase quasi mystique. Ses yeux sombres semblaient les scruter jusqu’au fond de l’âme. La prêtresse, la gardienne de la Parole Sacrée, était une minuscule tache blanc et or sur le bas de sa toge noire.

— Écoutez-moi, ô mes enfants bien-aimés, écoutez la parole d’un homme qui n’a toujours eu en tête que votre sécurité et votre bonheur, écoutez la voix d’un homme qui a traversé la porte temporelle et dont l’espace a dérobé les deux tiers de l’existence. Les temps viendront sûrement où les êtres maudits qui vivent au bord du désert se répandront dans ces collines et découvriront votre existence. En vérité je vous le dis, vous n’aurez aucune pitié à attendre d’eux, car ce sont des bêtes assoiffées de sang, des fauves enragés. Qu’ils aient des cheveux blancs ou la peau noire, qu’ils soient contrefaits ou atteints de gigantisme, qu’ils aient des yeux de glace ou des cœurs de pierre, ils s’abattront sur vous comme des lucioles de l’espace sur un naufragé. Aussi je vous en conjure, mes filles et fils bien-aimés, préparez-vous de tous temps à subir leur assaut. Sous l’autorité des capitaines, formez-vous à l’art militaire, fabriquez des armes, apprenez à vous servir des canons à ondes lumineuses, entretenez votre corps. Ne cédez jamais… jamais… jamais… (la prêtresse se départit de son immobilité et tapota le boîtier noir) jamais au serpent lascif qui vous insuffle la faiblesse, la langueur. Vous mes fils, ne gaspillez pas votre semence et consacrez votre vigueur à la défense de l’Alarch. Vous mes filles, n’hésitez pas à refuser votre ventre à votre époux. L’Alarch ne doit à aucun prix tomber entre les mains de ces… entre les mains de ces…

Le message holographique, détérioré depuis des siècles, s’achevait sur ces paroles. La prêtresse pressa de nouveau les touches du clavier du boîtier et la gigantesque silhouette s’évanouit à l’intérieur de la sphère de lumière, dont les contours s’estompèrent peu à peu.

La masse grise de l’Alarch se découpait à présent sur un fond de ciel blême. La première des sept étoiles n’avait pas encore fait son apparition. Un vent violent s’était levé qui ployait les antennes flexibles et les bannières.

— Nous avons plusieurs jours pour apprêter notre riposte, déclara Zereya, mais tenez-vous d’ores et déjà sur le pied de guerre. Abandonnez toute activité qui ne présente aucun caractère d’urgence. Revêtez-vous des calliges de combat, aiguisez les lames des glaives et les fers des lances. Pratiquez l’abstinence. Vous serez informés de nos décisions en temps et en heure utiles.

D’un geste de la main, elle indiqua que le conseil était terminé. Les dix mille membres de l’assistance s’engouffrèrent par la porte principale et se dispersèrent lentement dans les ruelles couvertes et les hexaces de l’Alarch.

*

— Ils sont de plus en plus fatigués, dit Ofry, juché sur son jewal. La grogne gagne l’ensemble de la colonne.

L’étalon noir marchait au pas à côté du chenilleur de tête.

Conformément aux instructions de Rohel, Ofry avait recruté ses hommes parmi d’anciens soldats, des Elsuris et des Sangerlois pour la plupart, limitant volontairement sa troupe à deux cents unités pour ne pas monopoliser un trop grand nombre de jewaux. Ils passaient leur temps à galoper derrière les fuyards – de moins en moins nombreux, toutefois – qui tentaient de s’extraire de la multitude et de se réfugier sur les collines. L’enfant à la main d’homme s’était montré inflexible envers les déserteurs qui lui avaient été amenés, liés aux pommeaux des selles. Ni les supplications de leur famille ni les interventions d’Eldila ou de dame Melzine n’avaient infléchi sa volonté.

— Vous connaissiez la loi. Ofry, exécute la sentence.

La mort dans l’âme, le Sangerlois s’était emparé du sabre que lui tendait un de ses hommes et, d’un geste mal assuré, avait tranché la tête du premier condamné. Punir immédiatement et sans pitié ceux qui refusent les règles du jeu, septième commandement du traité de manipulation des masses. Le Vioter était devenu leur seul recours dans ce désert et il ne pouvait pas se permettre de leur montrer le moindre signe de faiblesse, et cela d’autant plus qu’il avait une apparence d’enfant. Il se souvenait des paroles des sept premiers fils de l’Arcanoa dans le vaisseau-mère : un grand dessein se construit sur une fondation de sang et de sacrifice. Une phrase qui n’avait pas rencontré d’écho en lui au moment de l’effondrement du vaisseau, mais qui prenait, dans le cœur de l’Enfer Vert, toute sa signification. Il était maintenant leur souverain, leur référence, et il devait couper sans pitié les branches malades pour éviter à l’arbre tout entier de se renverser.

— Leur colère monte et nous ne pourrons bientôt plus l’endiguer, insista Ofry.

— Recrute d’autres hommes.

— Les gens ne comprendraient pas que nous monopolisions d’autres jewaux.

— Tu as le choix : ou les mécontenter ou les pourchasser.

Les deux Banjans suivaient la conversation avec un intérêt non dissimulé. Chaque heure passée en compagnie des descendants des sept premiers fils de l’Arcanoa leur donnait de nouveaux et précieux renseignements sur leurs anciens complanétaires. Le soir, au moment d’établir le campement, pendant que les tribus montaient les tentes et s’affairaient autour des feux, les Banjans se regroupaient, s’asseyaient dans l’herbe et échangeaient leurs impressions. Ils se rendaient compte que plus ils côtoyaient ceux qu’ils avaient autrefois jugés comme des ennemis, et plus augmentait en eux la capacité de les comprendre et de les aimer.

Le septième jour, des Wataris crurent apercevoir des silhouettes menaçantes sur les collines proches. Le bruit se répandit comme une traînée de poudre et des mouvements de panique scindèrent la longue colonne en plusieurs tronçons. La petite phalange commandée par Ofry mit plusieurs heures à rétablir l’ordre.

Le soir du neuvième jour, une bagarre éclata entre d’anciens navigateurs de la tribu de Machidri et un groupe d’agriculteurs du Jerkill. Les uns et les autres dégainèrent leur épée ou leur sabre. Prévenus par les hurlements des enfants, Ofry et ses cavaliers fondirent sur les belligérants, mais ces derniers, oubliant subitement leurs griefs, s’unirent contre les intervenants et une véritable bataille rangée s’engagea entre les tentes et les feux de camp.

Deux adolescents vinrent en courant prévenir Rohel qui, assis à l’écart, ressuscitait le souvenir à la fois précieux et douloureux de Saphyr. Comme les deux Banjans conducteurs s’étaient retirés avec les leurs, il sauta sur la banquette avant du chenilleur et pressa le bouton du démarreur. Il se tenait pratiquement debout devant le large volant et ses pieds touchaient à peine la pédale de l’accélérateur. Installés sur la banquette arrière, les deux adolescents lui indiquèrent la direction à suivre. Dix minutes plus tard, après avoir louvoyé entre les tentes et les grappes humaines agglutinées autour des feux, ils arrivèrent sur les lieux de l’échauffourée.

Une vingtaine de cadavres jonchaient l’herbe épaisse.

Rohel sauta du chenilleur avant qu’il ne fût complètement à l’arrêt. Son apparition eut pour effet immédiat de pétrifier les combattants. L’épaule d’Ofry s’ornait d’une large corolle pourpre. Livide, le Sangerlois faisait visiblement des efforts surhumains pour tenir son épée et se camper sur ses jambes tremblantes.

Un silence tendu emplissait le désert, à peine troublé par le crépitement des bûches. Les yeux des Machidriens et des Jerkilliens, seuls signes de vie dans leurs visages figés, jetaient des éclats de peur et de haine. Le Messie ne leur arrivait qu’à la taille et ils auraient pu le tuer d’un simple coup de poing, mais ils se sentaient devant lui aussi faibles que des enfants devant leur père.

— Les hordes de Maer peuvent à tout moment s’abattre sur nous, dit Rohel d’une voix calme. Elles n’auront qu’à achever le travail que vous avez entrepris. Parce que vous ne savez pas maîtriser vos nerfs, vous ne serez plus là pour les empêcher de violer vos femmes et de massacrer vos enfants.

Ils baissèrent la tête pour dissimuler les larmes qui leur venaient aux yeux.

— Brûlez les cadavres et soignez les blessés, poursuivit Rohel. Ce soir, la mort n’exigera pas d’autre tribut.

Cycle de Lucifal
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